Quand bien même on se croit assez fort pour les affronter et en réchapper sans douleur,
on ressort rarement indemne des épreuves que la vie nous inflige. Il paraît même qu’elles
constituent ce qu’on appelle l’expérience et sont supposées nous forger une armure, ou nous
rendre moins vulnérables.
On entend aussi souvent que ce qui ne tue pas rend plus fort. Faut-il pour autant avoir été
meurtri, rabaissé, trahi, abandonné ou rejeté pour se sentir vivant et de nouveau prêt à
affronter notre monde ?
Entre les égratignures superficielles et de profondes blessures que l’on traînera de longues
années tel un boulet, les échecs quels qu’ils soient nous révèlent à nous-mêmes et nous font appréhender l’univers sous un jour nouveau, parce que cet univers et les Hommes qui le
peuplent nous voient aussi différemment, et nous jugent comme si nous étions coupables.
Est-ce un délit que d’avoir une approche, un regard différent sur la société ?
Est-ce une faute que d’aspirer à davantage d’humanité, d’égalité de chances ou de
reconnaissance ?
Est-ce un crime que de refuser d’entrer dans un moule, que de ne pas accepter de suivre un sillon
creusé mais plutôt de vouloir tracer un nouveau chemin ?
Ce sont ces réflexions et questions qui m’ont amené à considérer avec intérêt les idées
développées par Territoire Zéro Chômeur Longue Durée et à m’associer à ce beau projet, en apportant ma modeste contribution à sa concrétisation.
Rien pourtant ne laissait supposer qu’un jour j’envisagerais cette opportunité comme une bouée
de sauvetage. Mon quotidien était presque un long fleuve tranquille, entre un métier dans lequel
je m‘épanouissais d’autant plus qu’il était mon rêve d’enfant et une vie familiale paisible ;
les jours filaient ainsi sous un ciel sans nuage, à l’abri d’un quelconque orage ; enfin, je le
croyais … Car l’horizon s’est subitement assombri.
En l’espace de quelques jours, il a fallu encaisser une séparation et un licenciement économique
aussi violent qu’inattendu. Une double peine qui vous plonge dans un abîme insondable dans
lequel on se débat pour éviter de sombrer davantage. A défaut de se reconstruire parce qu’on
n’en n’a pas la force, il faut survivre et faire face à une foule de questions, de craintes, de peurs.
Faire face aussi au jugement, aux a priori, aux apparences qui souvent jouent contre nous et
nous enfoncent un peu plus si on en perçoit un écho.
Se relever prend du temps, nous épuise, nous fait aussi parfois remettre un genou à terre
lorsqu’on réalise que ceux qu’on percevait comme de réels soutiens se sont éclipsés …
Heureusement, il reste les vrais amis et quelques proches, ceux qui en dépit des vent
contraires demeurent debout à nos côtés … Les rares épaules sur lesquelles j’ai pu m’appuyer
m’ont été précieuses pour tenir, au jour le jour, déjà un peu sur la touche sans même avoir
été hors-jeu.
Le temps a fait son œuvre, puis après de longs mois, je me suis senti en capacité à me
remettre à la quête d’un emploi. Compte tenu de mon parcours et de mes expériences professionnelles, je ne m’attendais pas à rapidement être recruté mais ne pensais pas
non plus être à ce point inintéressant,
inutile, sans valeur marchande en quelques sorte. Entre les réponses négatives par le
biais de messages passe-partout n’étant que de vulgaires copiés-collés balancés au kilo
et les candidatures restées sans réponse – signes du mépris et du dédain portés à un
chômeur longue durée – j’ai compris que cette entreprise serait une suite de refus, de
désillusions ne pouvant que m’isoler davantage.
Car, oui, quand on est sans activité professionnelle, on est confronté au regard des autres,
de ceux qui ne comprennent pas qu’on puisse être dans une situation dont on se passerait
volontiers, quand bien même on assume pleinement ses différences.
Alors vient le temps du repli sur soi, pour éviter d’avoir à se justifier, à mentir presque pour
être accepté.
Difficile d’envisager une relation sentimentale dans ce contexte … J’en ai fait l‘expérience
malheureuse à plus d’une reprise.
Tout aussi difficile de tisser de nouveaux liens, de simplement se sentir à l’aise devant des
connaissances qui évoquent un récent voyage, le restau du week-end à venir quand on peine
à payer son loyer. Pas question non plus de se faire plaindre pour susciter la compassion, ou
pire la pitié et sembler demander l’aumône.
Non, mieux vaut s’effacer, se faire discret, presque invisible et ne plus côtoyer que ceux qui
sincèrement vous accompagnent sur votre chemin de croix.
Après quelque brèves missions sans intérêt, une embellie inespérée : un poste à mon goût,
entouré d’une équipe emplie d’empathie au sein de laquelle j’ai passé deux ans, mon contrat
ne pouvant pas être reconduit. Pas très bien payé et recruté à temps partiel, j’ai apprécié chaque
jour passé avec mes adorables collègues et un responsable aux qualités humaines inestimables. Quand bien même on m’aurait proposé un salaire double ailleurs, je n’aurais pas laissé ma place. J’étais tout simplement apaisé et retrouvais ici un équilibre qui me fuyait depuis trop longtemps.
Ma tristesse a été grande quand il a fallu clore ce chapitre, conscient que malgré la ligne qu’il
ajoutait à mon CV, les portes de l’emploi étaient guère plus entrouvertes qu’avant.
Depuis, excepté une expérience très négative qui a laissé des traces, pas la moindre piste
sérieuse ; face aux refus, aux silences qui s’accumulent de nouveau, je me sens une fois de plus
mis au ban, écarté, trop vieux, pas assez ceci, trop cela ; l’estime de soi en prend un coup, la motivation aussi.
Malaise, gêne, honte, je ne sais comment qualifier ce ressenti lorsqu’on est amené à parler de soi.
« Tu fais quoi dans la vie ? » Question banale et assassine à la fois.
On ne se sent alors compris que par nos semblables, ceux qui sont au fond du trou ou qui l’ont
été, ceux qui ne jugent pas parce qu’ils connaissent cette réalité, ce sentiment d’abandon, ou
cet étrange besoin paradoxal de vouloir crier ‘je suis là’ tout en souhaitant disparaître des radars pour retrouver sa paix intérieure.
Puis il y a des collectifs comme celui-ci, qui ouvrent une voie nouvelle, pleine d’espoir.
Puis il y a des femmes et des hommes qui nous tendent la main, au-delà de leur statut, de leur
environnement, de leur histoire.
Puis il y a demain, dont ceci est la première page.
Patrick
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